Peter Zegers
La légende selon laquelle une société secrète d’élite maltraite et assassine des enfants innocents lors de séances rituels semble avoir une vie tenace. Habituellement, ce genre d’histoires ne se rencontre que chez quelques fanatiques du conspirationnisme. Il était donc assez étonnant d’entendre cette théorie être sérieusement proclamée par Sanne Terlingen et Huub Jaspers, deux journalistes d’investigation chevronnés du programme de radio Argos (Human/VPRO), le samedi 27 juin 2020. Dans le programme, aucun nom de mailfaiteur ou de victime n’est mentionné, de sorte que l’histoire reste quelque peu entourée de mystère. Mais cela plait beaucoup aux complotistes, car ils peuvent y coller leurs noms préférés.
L’émission aborde donc très peu de choses concrètes, elle est surtout très similaire à l’histoire de ‘Lisa’, qui s’était déjà exprimée dans une précédente émission le 8 décembre 2018, complétée par quelques données issues d’une enquête anonyme. Les journalistes ont reçu deux cents réponses et ont recherché la cohérence et les similitudes des histoires, en cherchant ce qui pourrait être vrai. L’histoire de ‘Marinke’ en particulier a fait une profonde impression sur les journalistes d’investigation. Elle affirme avoir été abusée dès sa plus tendre enfance par des politiciens de haut rang, dans lesquels les drogues et les rituels sataniques ou la torture jouent un rôle prépondérant. Terlingen et Jaspers savent bien sûr que la science, la police et la justice font preuve d’un scepticisme généralisé à l’égard de ces sujets, mais cela ne les dissuade pas. Au contraire, ils s’impliquent de plus en plus lorsqu’ils ne trouvent pas de réponse auprès du Groupe national d’expertise sur les cas particuliers (LEBZ). Ils donnent l’impression que le LEBZ est censé veiller à ce qu’aucune poursuite ne soit engagée. Jaspers : « En Bref, depuis que le LEBZ existe, pas un seul signalement d’abus rituel n’a donné lieu à une procédure pénale. » Selon Terlingen et Jaspers, le LEBZ manque donc gravement à sa mission. Et les hypothèses de nombreux scientifiques sont également incorrectes, selon les journalistes.
Ensuite, un certain nombre d’’experts’ prennent la parole pour partager leurs points de vue. Les thérapeutes Bas Kremer et Christel Kraaij parlent de la situation aux Pays-Bas, tandis que la journaliste et activiste Claudia Fischer et le commissaire national contre les abus envers les enfants Johannes-Wilhelm Rörig parlent de la situation en Allemagne. Le criminologue australien Michael Salter raconte une histoire plus générale dans laquelle il va à l’encontre des opinions dominantes dans son domaine. Il est frappant de constater que Christel Kraaij, dans un article de 2018, affirme encore fermement : “À ce jour, il n’y a pas de preuve objective que cette forme d’abus existe.” (1) Soit elle croit maintenant qu’il n’y a plus besoin de preuves objectives, soit elle pense qu’il y en a maintenant. Selon Kraaij, il est question de Mind Control, une théorie très controversée, qui rencontre également un certain scepticisme de la part de Terlingen et Jaspers. Ils décident de se concentrer sur des preuves plus tangibles sous la forme de tessons de verre insérés dans le vagin de certaines femmes qui ont été retirées dans des hôpitaux. Quatre gynécologues anonymes confirment ces histoires. Mais cela ne prouve toujours pas qu’il y a un réseau derrière tout cela, concluent-ils à juste titre. La belle-mère de “Marinke” parle de lettres en latin ou en anglais avec des codes et des rituels sataniques qu’elle recevait. Il me semble que ce sont des preuves tangibles, mais les journalistes n’en font rien.
Bas Kremer, secrétaire de la fondation Centre de connaissances sur la violence organisée transgénérationnelle (l’organisation qui succède le Conseil alternatif) est convaincu que la LEBZ ne sert qu’à faire échouer les signalements d’abus rituels sataniques. Kremer confirme l’existence d'”enfants de personne” qui ne sont enregistrés nulle part et peuvent donc être abusés en toute impunité. Il entend aussi souvent parler de personnes de haut rang qui se sont rendues coupables d’abus sexuels, de meurtres et de trafic de drogue. Kremer se base sur la thérapie d’intégration de la réalité passée (Past Reality Integration), fondée sur une théorie controversée d’Ingeborg Bosch, qui a été critiquée par les experts comme étant une méthode totalement douteuse.
Les “experts” allemands consultés par Argos ne sont pas non plus totalement incontestables. Par exemple, Claudia Fischer et son site web Infoportal Rituelle Gewalt ont été explicitement fondés pour rendre plausible l’existence des abus rituels sataniques. Pas vraiment une source impartiale. L’organisation sceptique allemande GWUP est très critique à l’égard de son expertise. De même, Andreas Hahn (Sekten- und Weltanschauungsbeauftragte de l‘Evangelische Kirche Westfalen) manque de preuves de l’existence de réseaux sataniques qui abuseraient et assassineraient des enfants. Leur existence est simplement supposée. Selon Hahn, les enquêtes policières et judiciaires n’ont pas abouti jusqu’à présent, il ne reste donc que le témoignage des victimes. Pour certains thérapeutes, c’est la preuve que le réseau criminel pédophile a pénétré le système policier et judiciaire. Cela commence à ressembler à un fantasme de conspiration, selon Hahn. En somme, l’Infoportal Rituelle Gewalt ressemble plus à un groupe d’action qu’à une institution scientifique. Tout ce que nous savons de Johannes-Wilhelm Rörig, c’est qu’il connaît très bien cinq personnes qui affirment avoir subi des abus rituels sataniques dans leur jeunesse. C’est une preuve suffisante pour lui.
Enfin, il y a l’expert australien Michael Salter, qui est un membre de l’International Society for the Study of Trauma and Disorder. Selon Julien Greaves du Temple satanique (The Satanic Temple), ce groupe diffuse toutes sortes d’idées conspirationnistes sur les satanistes/illuminati et promeut des théories pseudo-scientifiques comme le Mind Control. Selon Greaves, Slater nie simplement l’existence du syndrome des faux souvenirs, et ceux qui ne sont pas d’accord sont au service des malfaiteurs, selon Salter. Qui nie les abus rituels sataniques, dit Salter, nie les abus sexuels (comme si c’était la même chose). Un personnage très controversé, donc, qui ignore le consensus général sur les causes et les effets de la panique satanique (satanic panic) des années 1990 et tente de faire revivre toutes sortes de théories dépassées.
En résumé, l’émission se fonde sur les déclarations invérifiables de “Marinke”, un informateur anonyme, et sur les déclarations de cinq “experts” controversés, dont la plupart, à y regarder de plus près, s’avèrent être des militants. Il y a donc peu de raisons de penser que nous avons affaire à un phénomène qui devrait nous inquiéter sérieusement. C’est plutôt decevant que deux journalistes d’investigation si expérimentés ressentent sciemment le besoin de diffuser ce genre de fantasme de conspiration. S’il existe réellement un réseau de satanistes tueurs et violeurs d’enfants qui a ses tentacules dans les plus hautes sphères de la société et ce, depuis plusieurs générations déjà, on en saurait davantage depuis longtemps. Et il y aurait bien plus des choses tangibles que ces vagues rumeurs et exemples étrangers. Le fait qu’il ait été nécessaire de recourir à ces “experts” prouve abondamment à quel point cette idée est absurde. Les abus sexuels sont suffisamment graves en soi, il n’est pas nécessaire de répandre des théories de conspiration spectaculaires et absurdes à leur sujet en outre.
(1) Christel Kraaij en Aernoud van der Knoop, Ritueel misbruik en mind control als onderdeel van het levensverhaal van de patiënte; een dilemma in psychotherapie in: Psyche en geloof 28 (2017), nr. 4, p. 172.
Traduit du néerlandais: Argos en het onbestaande satanische rituele misbruik (le 30 juin 2020)
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